Petite ville de banlieue, un grand amour. T. aime V. et V. est malade.
Au départ, V. souffrait de migraines, ils avaient même appris qu’il s’agissait de migraines ophtalmiques. Puis le diagnostic tombe d’une bouche compatissante, le médecin hospitalier a pris le temps d’expliquer, l’irrémédiable, la maladie qui prendra toujours davantage de place dans la vie de V. Ses muscles vont flageller, elle va fondre du dedans. Elle marchera, puis moins, puis péniblement ; elle devra s’accrocher aux barres d’appui dans le couloir. Puis ce sera le renoncement, le fauteuil, l’agonie musculaire.
Le paysage est conforme à la réalité. T. assiste chaque jour à la régression de V. : son épouse, la femme qu’il aime depuis vingt ans jour après jour jamais lassé émerveillé dès la première seconde et à jamais, V. devient ce squelette tremblant, cette chair malade, cette tête souffrante. Et il ne se résout pas à la voir peu à peu se priver de sorties, parce que marcher dans la rue, son plaisir de toujours, devient si pénible.
Alors T. part chez le quincailler et achète trois cent poignées, six cents écrous et tout autant de vis. Et il pose le long de la rambarde des escaliers, à la grille du portail, puis à droite, dans la rue, tous les mètres vingt d’une marche de myopathe, les poignées d’appui, auxquelles se raccrocher. Puis à gauche, tout autant de signaux, "ici je t’aime", "là je pense à toi", "encore un effort", "je veux pour toi le meilleur". Il refait l’itinéraire, le chemin de croix, qui, tous les mètres vingt, exige un appui, la longueur d’un bras qui se tend, supplication dans la marche, insistance du suppliant qui se rattrape juste à temps. Il offre au voisinage une rue poignière, un cheminement poignant, qui témoigne et agit ; il ne s’agit pas d’amour, juste d’une preuve.
V. aura le choix, pour quelques mois encore, pourra le fuir quand elle aura marre de l’entendre, s’échapper du domicile pour aller respirer. Extension du domaine de l’indépendance, hors de lui, pour elle, les stations pour se penser vivante, encore un peu.
publié sur anthropia # blog en avril 2012