Première personne
Anne Weber
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[… ] Sous mes pieds, au-dessus de ma tête et tout autour de moi s’affiche un ciel outrageusement étoilé et, pendant que ce ciel s’enfuit, d’autres ciels naissent, sans aucune connaissance du premier dont ils prennent la place, puis ils filent à leur tour vers un ailleurs qui est leur véritable élément, les lunes enfoncent la pointe de leur faucille dans la chair noire du firmament, les soleils plastronnent, faisant tinter leurs pièces d’or, les strates atmosphériques font de leur mieux pour structurer le vide et lui donner une consistance, les météores vivent leur vie de lucioles puis disparaissent dans l’anonymat. A travers mes pupilles et mon esprit dilatés, l’univers se glisse en moi, je bois la voie lactée comme un grand verre de lait, mes nerfs optiques servent de toboggans aux astres et aux satellites qui trouvent en moi des espaces capables de rivaliser avec ceux que leur offrent les atmosphères planétaires et, en effet, transportés dans le huis clos de ma tête, ils poursuivent placidement leur trajectoire, habitués qu’ils sont, vraisemblablement, à leur propre miniaturisation et reproduction dans le cerveau de milliards d’êtres humains, six milliards de petits sentiers lactés, de baldaquins étoilés et de perles lunaires, l’univers à l’époque de sa reproductibilité non seulement perd de son originalité mais menace de disparaître, d’être enseveli sous ses propres répliques qui prolifèrent dans nos esprits et s’évanouissent avec eux telles des milliards d’étoiles filantes s’éteignant les unes après les autres tandis que d’autres mondes jaillissent de l’obscurité, illuminant nos voûtes crâniennes de leurs feux éphémères.
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Editions du Seuil
Solo
2001