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retour sur le lyrisme

(lecture environ 15 mn)

T’a mis la puce à l’oreille l’émission Tires ta langue, MM. Fioretto et Jourde saisis par le pastiche, à propos notamment du nouveau Jourde et Naulleau. Assez franc du collier, Jourde, parlant de ses pastiches comme d’un plaisir de la boxe, de se confronter à un autre corps, de découvrir des textes aussi, et en écrivant leur pastiche d’en restituer la théorie littéraire sous-jacente. Ce qui t’avait alerté, c’est une petite phrase :

« dégager des voies avec lesquelles on a soi-même lutté,.. il m’arrive souvent par exemple de moquer les tendances au lyrisme esthétique, aux grands mots comme chez Yannick Haenel, or, c’est quelque chose contre quoi j’ai lutté ».

Lutter contre le lyrisme, alors que tu avais dû le conquérir ces dernières années, le gagner te moquant de la peur du jugement, des railleries, comme une autorisation de chanter les mots enfin, une autorisation de littérature, mais ça a sonné pour toi comme une question à prendre en compte, il y avait une voie au-delà du lyrisme esthétique. Est-ce que toi aussi tu avais à lutter contre ton lyrisme « ostentatoire » ?

Ça résonnait bien évidemment aussi avec cette phrase d’un type rencontré aux Toboggans Poétiques, « ton style est plutôt centripète », quand tu avais craint que ça ne finisse par imploser au bout d’un moment un style centripète, parce que ça ramène tout à soi, tout à l’égo, et que tu t’étais dit à ce moment-là qu’il fallait décoller pour que ça reparte dans l’autre sens, de toi vers les autres, centrifuge.

Eu envie d’aller voir chez Diderot et d’Alembert, dans lequel bien sûr on ne trouve pas le mot « lyrisme », mais celui de poésie lyrique. Pas vraiment une découverte, mais le plaisir de lire Jaucourt.

« Poésie lyrique, (Poesie.) [Poésie] Jaucourt (Page 12:839)

Poésie lyrique, (Poésie.) Parlons - en encore d’après M. le Batteux. C’est une espece de poésie toute consacrée au sentiment ; c’est sa matiere, son objet essentiel. Qu’elle s’éleve comme un trait de flamme en frémissant ; qu’elle s’insinue peu - à - peu, & nous échauffe sans bruit ; que ce soit un aigle, un papillon, une abeille, c’est toujours le sentiment qui la guide ou qui l’emporte.

La poésie lyrique en général est destinée à être mise en chant ; c’est pour cela qu’on l’appelle lyrique, & parce qu’autrefois quand on la chantoit, la lyre accompagnoit la voix. Le mot ode a la même origine ; il signifie chant, chanson, hymne, cantique.
Il suit delà que la poésie lyrique & la Musique doivent avoir entr’elles un rapport intime, fondé dans les choses mêmes, puisqu’elles ont l’une & l’autre les mêmes objets à exprimer ; & si cela est, la Musique étant une expression des sentimens du coeur par les sons inarticulés, la poésie musicale ou lyrique sera l’expression des sentimens par les sons articulés, ou, ce qui est la meme chose, par les mots.
On peut donc définir la poésie lyrique, celle qui exprime le sentiment dans une forme de versification qui est chantante ; or comme les sentimens sont chauds, passionnés, énergiques, la chaleur domine nécessairement dans ce genre d’ouvrage. De - là naissent toutes les regles de la poésie lyrique, aussi bien que ses privileges : c’est - là ce qui autorise la hardiesse des débuts, les emportemens, les écarts ; c’est de - là qu’elle tire ce sublime, qui lui appartient d’une façon particuliere, & cet enthousiasme qui l’approche de la divinité.

La poésie lyrique est aussi ancienne que le monde. Quand l’homme eut ouvert les yeux sur l’univers, sur les impressions agréables qu’il recevoit par tous ses sens, sur les merveilles qui l’environnoient, il éleva sa voix pour payer le tribut de gloire qu’il devoit au souverain bienfaiteur. Voilà l’origine des cantiques, des hymnes, des odes, en un mot de la poésie lyrique.

Les payens avoient dans le fond de leurs fêtes le même principe que les adorateurs du vrai Dieu. Ce fut la joie & la reconnoissance qui leur fit instituer des jeux solemnels pour célébrer les dieux auxquels ils se croyoient redevables de leur récolte. De - là vinrent ces chants de joie qu’ils consacroient au dieu des vendanges, & à celui de l’amour. Si les dieux bien - faisans étoient l’objet naturel de la poésie lyrique, les héros enfans des dieux devoient naturellement avoir part à cette espece de tribut, sans compter que leur vertu, leur courage, leurs services rendus soit à quelque peuple particulier, soit à tout le genre humain, étoient des traits de ressemblance avec la divinité. C’est ce qui a produit les poëmes d’Orphée, de Linus, d’Alcée, de Pindare, & de quelques autres qui ont touché la lyre d’une façon trop brillante pour ne pas mériter d’être réunis dans un article particulier. Voyez donc Ode, Poete lyrique
Nous remarquerons seulement ici que c’est particulierement aux poëtes lyriques qu’il est donné d’instruire avec dignité & avec agrement. La poésie dramatique & fabulaire réunissent plus rarement ces deux avantages ; l’ode fait respecter une divinité morale par la sublimité des pensées, la majesté des cadences, la hardiesse des figures, la force des expressions ; en même tems elle prévient le dégoût par la brieveté, par la variété de ses tours, & par le choix des ornemens qu’un habile poëte sait employer à - propos. (D. J.) »

Tu adhères à l’idée de joie et de reconnaissance, à celle de prévenir le dégoût par la brièveté, par la variété de ses tours. La joie, la reconnaissance, cette conquête qui t’est venue avec Proust surtout dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, mais c’est dans Le temps retrouvé, que tu te trouves cette semaine, dans les lignes surlignées des dernières pages.

« Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ? Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se passe, en effet, en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit que, comme ce jour où, en passant sur le pont de la Vivonne, l’ombre d’un nuage sur l’eau m’eût fait crier « zut alors ! » en sautant de joie ; soit qu’écoutant une phrase de Bergotte tout ce que j’eusse vu de mon impression c’est ceci qui ne lui convenait pas spécialement : « c’est admirable » ; soit qu’irrité d’un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire : « Qu’on agisse ainsi, je trouve cela même fantastique » ; soit quand, flatté d’être bien reçu chez les Guermantes, et d’ailleurs un peu grisé par leurs vins, je n’aie pu m’empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant : « Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie », je m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. »

« Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient leur rayon spécial. »

« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous visons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas « s’observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. » Le temps retrouvé. »

Cette question de la traduction de l’expérience, de ce détournement de soi-même te parle, quand tu retombes sur cette phrase que tu avais surlignée la première fois dans l’Ipad.

« Victor Hugo dit : « il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ». J’ai dit des dangers extérieurs ; des dangers intérieurs aussi. Si j’étais préservé d’un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi, par quelque catastrophe interne, quelque accident cérébral, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre. »

Que Proust s’envole ici dans une forme d’auto-apitoiement, laisse pointer un certain lyrisme dégoulinant, pas si souvent qu’il le fait, une exclamation éperdue des émois personnels, et tu comprends que durant ce livre il a dû lutter contre son débridé, et que cette phrase si lue et relue n’aurait sans doute pas passé le cap de l’édition de soi dans cet état, s’il était allé au bout de son travail. Que lui aussi d’une certaine manière luttait contre son lyrisme invasif.

Alors tu refais le chemin théorique avec Maulpoix, qui pardonne beaucoup au lyrisme, mais à qui on ne pardonne rien de ce qu’il a fait dans le privé :

« La poésie lyrique est souvent définie comme le genre littéraire qui accueille l’expression personnelle des sentiments du poète.
Le temps, la mort, l’amour, sont ses motifs de prédilection en ce qu’ils mettent en cause l’intégrité de l’individu et son rapport au monde environnant. Il faut noter toutefois que l’expression lyrique n’est pas si naïve qu’elle paraît. Le contenu sentimental du poème peut être feint autant que réellement éprouvé (sic, hum). Le “je” lyrique ne coïncide pas forcément avec la personne qui s’exprime à travers lui (sic, hum). Il est avant tout un sujet d’énonciation qui peut prendre quantité d’aspects. Il devient par exemple un “tu” au début de “Zone” d’Apollinaire : “A la fin tu es las de ce monde ancien” (Alcools, 1913). Il décline des identités crépusculaires et aléatoires dans le deuxième “Spleen” de Baudelaire : “Je suis un cimetière...”, “Je suis un vieux boudoir...” Davantage que le “je” lui-même, ce sont en fin de compte les métamorphoses ou les altérations dont il est l’objet qui constituent le principal intérêt du texte lyrique. Le poète confie à une parole musicale, imagée et rythmée, le soin d’idéaliser, de styliser ou de noircir ses propres traits. Ainsi se délivre-t-il de sa finitude dans un discours qui la transfigure. Désireux d’azur et d’élévation, le lyrisme enlève ou ravit le sujet dans le lan¬gage : "Emporte-moi, wagon ! en¬lève-moi, fré¬gate !" s’exclame Baudelaire dans "Moesta et errabunda" (Les Fleurs du mal, 1857). »

« Ainsi se délivre-t-il de sa finitude dans un discours qui la transfigure », dit Maulpoix. Cette question de la traduction et de la finitude à nouveau, que les deux sont liées, que la mort projette son ombre sur le texte, en cela donnant un relief, mais sans jamais en constituer une limite. Qu’écrire serait cette aventure d’un recul par rapport à soi, dans un mouvement non seulement centrifuge de l’égo mais l’effaçant comme point d’origine, et de même effaçant le point d’achèvement, un parcours hors sol, hors histoire aussi.

Tu vois tout à coup les faiblesses de ton style quand tu t’envoles en lyrisme, forçant la phrase en la bourrant de mots, allant dans un rythme endiablé sans te soucier des moyens, tu succombes à tes facilités, croyant les traverser parce que tu vas au-delà, mais ce faisant ne cherches pas forcément la voie la plus originale, succombant trop souvent au tropisme de vérité qui t’encombre, au règlement de comptes, renonçant à la joie et à la reconnaissance. C’est là que le passage « dans la tension électrique » paraît prometteur d’une voie possible : le fantastique. Quand tu persistes dans la phrase, l’échappée vers des figures hallucinatoires rencontre ce passage inconnu de la traduction libre, que là peut-être est l’au-delà du lyrisme facile. Un texte qui s’écrirait en l’absence de soi dans un mouvement porté par le récit, dépassant le/ et résistant au/ lyrisme, et pénétrant dans le fantastique pour s’en délivrer.

Pour autant, la question du souffle se pose, si le rythme de la phrase doit se passer des facilités, est-ce que pour autant la recherche de sobriété doit en réduire la longueur, le chant a sa propre durée, tes paragraphes sont naturels, ils s’imposent dans la forme qu’ils prennent en longueur, et l’onde sur laquelle on surfe est la substance du style, pourtant au moment de l’écriture, c’est souvent la sonorité qui fait choisir les mots, mais qui donnent parfois une allure vieillotte à la phrase, parfois même ridicule, ça tu le gommes peu à peu. Alors ce serait sur le choix des mots qu’il faudrait travailler, par une plus grande rigueur dans le choix des mots, qu’on pourrait sortir de l’aporie du lyrisme. Sans doute faut-il aussi aller relire Claude Simon à ce sujet.

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